Le vélo est le nouveau romantisme (Ep.16)
“Je veux rester dans le noir !”
Avec mes amis de la vallée de Chamonix, nous avions un rituel. J’allais en vacances d’hiver chez eux, alors qu’eux même étaient encore au travail. A la fin de leur journée, les pistes sont déjà fermées, le froid est tombé et c’est l’heure où les vacanciers se préparent à la raclette dans leurs chalets surchauffés.
Nous, on se met en tenue légère, on colle les peaux sur nos skis de randonnée, un thermos de thé brûlant dans le sac, et on part vers le sommet dans la nuit noire. Pour les huit cent mètres de dénivelés, on se dirige à la lueur de la lune si elle veut bien, avec pour seul repère, la pente raide, et le ski qui se pose dans les bosses de la neige qui commence à re-geler.
Je glisse en arrière, je perds l’équilibre, parfois je tombe sur le sol dur et glacé. Au contact de la neige, la cuisse seulement protégée d’un léger lycra brûle deux fois : de l’effort, de la froidure. Et me relève tout essoufflé. Les indigènes ont déjà pris dix mètres d’avance. On passe dans ces obscures forêts, dans un silence à peine troublé par le crissement de nos skis.
Avec bien trop de retard, je les rejoint au sommet. Ils commencent déjà à se refroidir sérieusement, et on ne me laisse que le temps de me bruler l’œsophage avec une tasse de thé. A la hâte, je retire les peaux, verrouille les chaussures et les fixations en position de descente. On se couvre d’un léger coupe-vent, on place la frontale sur la tête. On ne distingue qu’à quelques centimètres devant les spatules.
Toute la descente s’effectue au ressenti du relief par les plantes de pieds. Je vois danser devant moi deux lucioles, les frontales qui enchaînent les virages et me montrent le chemin qu’elles connaissent par cœur.
C’est exaltant, ça réchauffe les muscles qui n’ont pas servis à la montée, l’air glisse sur le visage, la compression de l’appui en courbe se ressent dans tout le corps bien que la vitesse ne soit pas si grande.
Et devant moi, à une demi seconde d’intervalle, je vois les deux lucioles descendre d’un mètre quatre vingt et s’immobiliser sans bouger. Je suis déjà sur eux, quand je mets les skis en travers et m’arrête. J’entends des rires énormes sortir de ces grosses masses empêtrées sur le sol.
La dameuse n’a encore aplani que la moitié de la piste et a repoussé la neige en son centre en un mur de trente centimètres de haut. Impossible à voir, ni à franchir quand au skie au toucher.
Ils se relèvent, on repart, on arrive à la maison, où l’on rit encore. Les enfants nous attendent pour diner.
Sur mon vélo, j’ai souvent envie de couper tout éclairage pour ressentir cette sensation. Et quand on remonte la butte de Sceaux sur la Coulée Verte, les lampadaires sont souvent faiblards, en panne, masqués par la végétation l’endroit est propice à rouler dans l‘obscurité.
Bien trop souvent, l’éclairage public de la D63 est lui aussi en panne. La longue descente après la station Robinson, est en ligne droite et se poursuit par un grand plat avant le radar qu’on dit “pédagogique”.
J’ai un gilet rétro-réfléchissant, jaune, orange ou rose selon l’humeur du matin, les phares du vélo sont allumés, et un feu additionnel clignote sous la selle.
Dans cette noirceur profonde, l’avant n’éclaire rien. Je me décale de la bande cyclable, une porte de voiture garée qui s’ouvrirait ne serait pas loin d’être fatale.
Je veux profiter du long plat, la chaîne est toute à droite sur le pédalier ainsi que sur le dérailleur, j’appuie et vois ma vitesse qui s’affiche en vert sur le petit panneau radar au loin. La vitesse passe subitement en rouge à cinquante quatre. C’est l’information de l’automobile qui me rattrappe et qui va me doubler. L’air qui me fouette ne me laisse pas entendre le bruit de son moteur
Son conducteur m’a bien vu et s’écarte largement pour me dépasser sans m’inquiéter.
Je reste concentré quand je devine un ninja devant moi. Serait-ce ce jeune homme avec qui je roule parfois le matin ? Un vélotafeur plutôt sportif, qui avale des centaines de kilomètres quand il part en vacances sur son gravel alourdi par son barda. Son vélo est noir, il est de noir vêtu jusqu’au casque.
Je veux en avoir le cœur net, et j’appuie encore plus fort pour le rattraper.
A mon approche il perçoit le halo de ma loupiote avant qui l’éclaire à peine, et se retourne d’étonnement. Ça le ralentit enfin, et je passe à sa portée. Je vois à son regard qu’il jouit de cet instant merveilleux de la sensation de glisse, où coupé de la vue, on ressent la gomme du pneu sur les irrégularités de bitume, où l’ouïe perçoit les infime bruits de roulement, où les bras tiennent fermement le cintre et appuient fermement sur l’avant pour bien ressentir la pente et l’équilibre. Je me souviens de la montagne.
On s’est souris, salués d’un geste de tête.
L’automobile qui s’était déportée pour me doubler, ne s’était pas encore rabattue quand elle est arrivée à son niveau. Elle ne l’aurait certainement pas vu.
La profonde cuvette s’achève et nous voilà dans la montée qui suit. Il ne me reste que ce raidillon sévère. Cela fait déjà bientôt un heure que j’ai quitté le bureau, et j’ahane avec l’envie d’arriver.
Il n’a pas fini son périple, il est plus affuté, et me lâche.
Au moment où il s’est éloigné, j’ai voulu lui dire qu’il devrait vraiment mettre des lumières sur son vélo. J’ai compris que c’était un rocker, un rebelle, un jouisseur. Je me suis retenu et j’ai filé.
#CyclistesBrillez
Tu as raté l’épisode 15 ? Il est au bout de ce lien.