Le vélo est le nouveau romantisme (Ep.17)

Dans les limbes
5 min readFeb 23, 2019

--

Mets y les doigts me dit Philippe, ne force pas ajoute-t-il, ça doit rentrer.

Je suis penché sur ma reine depuis bientôt deux heures. Je l’ai dénudée patiemment. Ses atours sont délicatement posés sur un linge, protégés d’éventuelles projections.

J’ai passé la paume, puis les doigts sur les petites rainures, les stigmates de ses aventures passées, je l’ai regardée avec douceur, avant de l’entreprendre davantage. Comme un novice, je n’ai pas fourragé dans les entrailles d’une petite reine depuis bien longtemps. J’hésite à me lancer. Et on ne peut plus reculer. Les crissements de ces derniers jours furent un appel à la cajoler, à aller s’occuper de ses recoins intimes.

Sa douche fut méticuleuse, la brosse allant chercher des interstices que je néglige d’habitude. J’ai pris le temps de lui retirer sa chaîne, pour que rien ne vienne gêner nos ébats à venir. Je l’ai mise à tremper, et comme une sueur agglomérée par ces kilomètres parcourus sur son dos, l’eau tiède a libéré les dépôts. Je la ferai sécher, ses maillons argent brilleront au soleil.

L’atelier solidaire est un endroit chaleureux. Dans un poêle en fonte, crépitent des morceaux de bois. autour de la pièce des établis, des posters ornent les murs avec le kama-sutra illustré du vélo : régler un dérailleur, réparer un pneu crevé. Sur deux murs, la silhouette des outils est dessinée pour que chacun retrouve sa place après usage. Dans un tiroir, la boite avec le pied à coulisse.
Les rayons sont rangés par taille, des caisses étiquetées contiennent les reliques des cycles qui ont fait don de leur pièces pour les générations futures.
Au centre de la pièce, trois totems, sur lesquels sont suspendus trois objets d’idolâtrie couvés par leurs propriétaires.

Je les regarde s’affairer, tourner autour. L’un d’entre eux a bientôt fini, et l’on sent que ses gestes se font plus tendres, qu’il caresse les zones qu’il n’a pas explorées, qu’il contemple sa belle d’un regard alangui par l’effort. Il prend la pédale dans sa main gauche, et commence à faire tourner la roue arrière, de la main droite, il actionne la petite gâchette des vitesses. L’oreille penchée vers le dérailleur, il écoute le sifflement des roulements, le petit claquement sur les pignons à chaque action sur la gâchette.

Je le regarde encore, ma reine patiente, mais Philippe me sort du songe. Bon, tu y vas ? Ça va bien se passer, lance toi.
Je lui fais me confirmer que j’ai le bon outil en main. Il opine du chef sans un mot pour ne pas intercéder dans ce qui va suivre.
La sueur perle à mon front, pas encore de l’effort, mais de la peur de mal faire. De lui faire mal. Et je me lance, métal contre métal, j’empoigne le levier, assure le cadre bloqué dans son harnais.

La résistance est symbolique, l’écrou ne se défend que pour mieux succomber. Je lâche la clé. A deux doigts, rapidement je le fais tourner, et il se laisse cueillir dans la paume. Comme un oiseau blessé, je le couvre d’un torchon, lui retire la saleté accumulée, je gratte le fond des filets, et le pose délicatement sur l’établi.

Tu vois, c’est tout simple, me dit Philippe pour m’encourager. Regarde maintenant l’état des billes. Dans un magma de gras épais, quelques perles d’argent sont collées dans leur logement. De l’index, je les fait glisser une à une dans une petite boite métallique qui autrefois a contenu des cachous. Je renouvelle la même attention aux petites billes que celle prodiguées à l’écrou. J’entoure mon doigt du chiffon, et vais frotter le logement jusqu’à l’assécher totalement de cette graisse plus vieille que moi.

Je vais au lavabo, près duquel trône quelques productions artistiques et utilitaires, tout du vélo se recycle. Je frotte et redonne à mes mains leur rosé naturel. Philippe explique le rayonnage à un autre. J’écoute attentivement de loin. Je m’y essaierai la prochaine fois. C’est bon lui dis-je, impatient de la suite, malheureux de voir ma reine dépiautée, attendant la suite.

Une des billes a pris une vilaine forme oblongue, celle là même qui provoquait les cris. Sans hésiter, Philippe ouvre un tiroir. Là tu trouveras, me jette-t-il en partant déjà vers un autre vélo. Je plonge mes doigts, dans le tiroir. On dirait un dessert de perles de tapioca. J’en attrape une, la palpe de ma pulpe, la compare aux autres, regarde ses rayures. Je change, encore une autre, je la mesure. On ne sait laquelle prendre, mais on sait que c’est celle là qu’on veut quand on l’a choisie.

Mets y les doigts me Philippe, ne force pas ajoute-t-il, ça doit rentrer.

Je trouve le gros pot de graisse, couleur de miel, et j’y trempe une spatule de bois avec gourmandise. Avec mon esquimau de graisse je vais tartiner l’intérieur du cadre. Jusqu’à plus faim. Les billes viennent se plaquer sur la circonférence retenu par la graisse translucide, l’axe s’enfile avec un plop de l’air qu’il chasse. Je replace l’écrou qui ferme les entrailles que je ne crois pas revoir avant longtemps. Un coup de clé, j’ai hâte d’enfourcher ma reine.

La chaîne est sèche, je la guide sur les pignons de la cassette, puis du dérailleur, pour la fermer, je rapproche les maillons et les retiens avec un fil électrique. Le dernier maillon, se place, le dérive chaîne force un peu.
Il ne reste que les accessoires endormis dans le recoin. C’est fait en un instant.

Vas l’essayer me lance Philippe du bout de l’atelier. Je suis déjà dehors, j’appuie d’abord doucement sur les pédales, puis de plus en plus fort, de plus en plus vite. Ça tourne rond, sans autre bruit que le vent. Je suis heureux et mon vélo aussi. De retour à l’atelier, je fais durer l’instant en devisant avec Philippe, le remerciant encore de sa patience. On s’est donné rendez vous à la semaine prochaine.

En partant, j’ai croisé un cycliste avec un vélo qui couinait. J’ai voulu lui dire d’en prendre un peu plus soin, et quand j’ai tourné la tête pour le héler, je l’ai vu entrer dans la cour de l’atelier. Et et j’ai filé.

Un grand merci à Unicorn, qui nous incite à bien prendre soin de nos vélos, à Bruno pour la photo de couverture, dont on a suivi le passage de l’amateur au professionnel, et à tous les bénévoles de #FARRépare qui chaque mois bravent le froid pour aider ceux qui en ont besoin.
Mille milliards de merci à larustine.org, d’exister, des endroits qui redonnent foi en l’humanité.

Tu as raté l’épisode 16 ? Il est

--

--

Dans les limbes
Dans les limbes

No responses yet