Le vélo est le nouveau romantisme (Ep. 26)
L’inconnue de la coulée verte
Le “vélo est le nouveau romantisme” est une fulgurance et se base sur un instantané de mes parcours à vélo. J’entrevois un visage, un détail du vélo, une attitude qui distrait ma concentration à rouler vers le bureau au matin, moins souvent vers la maison le soir.
Dans cet instant pareil au love at first sight, j’accroche un moment de vélocypédie qui éveille en moi l’envie de vous le faire partager en jets d’encre numérique sur la page blanche du blog. Je brode, m’imagine la suite de cette rencontre trop brève pour qu’une histoire en naisse. La vie du vélo et de son propriétaire s’invente et dessine un univers tout entier.
Il me faut plusieurs retours du soir quand quittant la route je rejoins la coulée verte et m’autorise à me replonger dans le souvenir à reconstruire. Quelques bribes de phrases roulent sous ma langue gourmande du son, du mot ou de la locution qui veut sortir. Savourant à l’avance la délectation du cliquetis du clavier, je me hâte de rentrer et ralentis pour sentir un peu plus le goût des amours épistolaires autant que platonique.
Oui, le héros de ce romantisme est une fiction.
A la rentrée de septembre 2019, le nombre de cyclistes qui commutent a fortement progressé sur mon parcours. On s’en ravit, on prévient les nouveaux des dangers du chemin, on leur recommande quelques entretiens pour plus de confort.
En décembre, les grèves des transports en commun ont multiplié leur nombre jusqu’à presque atteindre la masse critique. Celle qui désigne un flot quasi continu qui suffit à ce que les autres occupants de la chaussée s’attendent à te voir. La cape d’invisibilité que l’on revêt à leur yeux disparait.
C’est réjouissant. Mélancolique aussi.
La nostalgie des parcours entiers seul sur la piste m’envahit quelque peu, et je me souviens de ces rares rencontres faites en tout temps et toutes saisons. Ne qualifions pas mes congénères. Ni de braves ni d’inconscients. Ils profitent comme moi de ce moment de jouissance d’une locomotion à peine plus que centenaire au rapport vitesse par l’énergie dépensée inégalée dans le règne animal et bien plus que dans l’empire des mécanisés.
Ceux que je vous conte ce soir sont de vrais gens. D’un naturel affable quand je suis sur mon vélo, je ne leur ai que rarement parlé. Voire pas du tout quand leur parcours pendulaire est à contre courant.
Il y a ce très grand bonhomme à la peau brun clair qui dès que la température est clémente roule jambes et bras nus. Fuselé dans son cuissard et moulé dans son maillot, il revendique sa qualité de vélotaffeur au gilet rétroréfléchissant qui lui sert de dossard.
Je le rattrape souvent dans la côte de Fontenay. C’est là qu’un hiver, un détail m’a frappé. Il a un nouveau vélo et lui fais remarquer. On se file le train jusqu’à sortir de la Coulée verte à la hauteur des chercheurs d’orange. Là ses grands segments font merveille sur le long plat et la descente qui nous mène au tramway. Il part devant tandis que je profite de l’effort moindre à fournir.
Plus loin c’est la dame au vélo et au casque rouge orangé. Pas un rutilant, un mat comme son vélo. Sa coiffure hirsute sort des trous du casque. Elle appuie fort sur les pédales de son cycle de peu de gamme. Chaque jour, je lui souris. Sans répondre, elle semble en retard. A-t-elle trop fait de câlins à l’enfant qu’elle a déposé quelques minutes avant et qui ne peut se résoudre à lâcher sa maman ? On sent dans son visage comme une culpabilité appelant à se presser.
Il y a cet étrange garçon que je croise plus souvent le soir. Il est attifé toute l’année identiquement. Son casque intégral à longue visière, son sac sur le dos coince sa veste ouverte qui virevolte derrière lui. Son vélo est un course d’un ancien modèle, semble-t-il trop petit sur lui.
Il y a l’homme au casque d’enfant qui toujours se retourne quand il perçoit un autre prêt à le doubler. Il y a la femme sans cou. Il y a, il y a, il y a.
Il y a cette dame élégante au long manteau l’hiver, au cheveu libre l’été qui conduit son véritable vélo de ville. Un modèle ancien sans être vintage. Sa posture hiératique reste souple et cache parfaitement l’effort. Elle l’ajuste à la pente, prend son temps et file en même temps.
Son vélo est reconnaissable entre tous. Un pare jupe est tressé entre les haubans et les tringles du porte bagage. Un macramé comme un panier d’osier, coloré comme des scoubidous. Il faut une patience et un désir inégalé de l’avoir ainsi enlacé entre les fines tiges d’acier.
Un soir, sur la lyre qui entoure la station Malakoff Plateau de Vanves, une portion du parcours où l’art de la trajectoire te fait perdre ou gagner vingt mètres sur ton poursuivant, où la reprise du pédalage se doit d’être parfaite pour avaler le mamelon sans perdre de vitesse, où tu tangentes les bordures pour tendre ta ligne, je la dépasse.
Au croisement avant de passer sous la ligne TGV le feu est rouge, la séquence de feu est longue, et l’arrêt des voitures sur la droite n’est pas suffisant pour s’engager. Il faut que le piéton vert s’allume pour autoriser les vélos à traverser.
C’est là qu’elle me rejoint.
Avec hardiesse pour la première fois depuis des année je lui parle.
Bonjour, lui dis je, je vais écrire sur vous.
Ah oui, me répond elle en souriant, et pourquoi ?
A cause de cela, lui répondis-je, en pointant du doigt son tressage multi-colore
J’eus souhaité que le bonhomme ne vire jamais au vert. Tout automatique qu’il est, il n’en a fait qu’à sa tête et j’ai filé.
De tous ces personnages bien vivants, le plus énigmatique, le plus irréel, le plus inabordable, le plus inaccessible ce n’est pas un cycliste.
L’inconnue de la coulée verte est là chaque matin. Réglée comme une horloge.
C’est mon repère de mon départ à l’heure ou en retard selon le lieu où je la croise.
Elle parcourt un aller retour sur notre piste. Au bas mot quinze kilomètres si j’en crois mes observations éthologiques.
Elle a un certain âge sans qu’il soit certain. Pas très grande. Vêtue de tenues adaptées à l’usage, sans exhibitionnisme avec des couleurs pastels.
Sa chevelure mi-longue est retenue par un bandeau d’éponge qui verrouille les écouteurs dans ses oreilles.
Sa course est métronomique. Les coudes le long du corps, les bras s’éloignant à peine. Ses épaules partent vers le haut alors que son corps ne s’élèvent pas. Sa foulée est ni courte, ni longue. Je peine à déceler le déroulé de son pied. Supinatoire ou pronateur ?
Elle apparait dans la brume de l’hiver comme un ectoplasme. Son corps a-t-il une âme pour se voir infligé ce traitement quotidien pareil à la pierre de Sisyphe ?
Son visage est impassible, quelque peu tendu. Son regard est vers l’avant, fixe et horizontal. Médite-t-elle ? Un podcast abscons emplit-il ses oreilles ? Une musique martiale cadence-t-elle son pas ?
Quand il m’est donné de l’apercevoir d’un peu plus loin, me vient l’idée de la saluer de la main, voire de lui proposer un check à la volée. Je me retiens. Mon visage déjà rafraichi par l’air du matin n’a pas besoin d’un vent de plus.
Alors que je voudrai tant savoir ce qui la pousse ainsi à l’heure où la ville dort encore à se sortir dans le froid. Quels bras ne la retiennent pas, que fait-t-elle ensuite de sa journée.
De ces jours, où je m’arrêterai pour lui demander, je n’en fais rien et je file, la laissant disparaître jusqu’au lendemain.