Le vélo est le nouveau romantisme (Ep. 28)
Le Rituel
“J’aime ces moments là, […] c’est toujours les mêmes gestes”
Le réveil a sonné trop tôt, comme s’il s’ingéniait à passer à l’heure d’été chaque nuit. On aurait bien dormi cinq minutes, un quart d’heure, une heure de plus.
Sans émotions, se sortir de la couette. Sans pensées, lancer la cafetière. Sans énergie, s’asseoir. La tasse chaude dans la main accompagne le premier geste conscient du matin. Je regarde par la fenêtre pour entrevoir les éléments. A la couleur du bitume de la rue, déduire la pluie de la nuit et à la turbidité du ciel deviner ce qui va se précipiter dans les heures à venir.
L’hiver, quand la nuit est reste endormie, c’est le halo autour du lampadaire qui délivrera le meilleur indice. J’ouvre la porte fenêtre, et encore pieds nus, j’enjambe la petite marche pour me laisser saisir par le temps. Tout le corps se fait thermomètre, hygromètre, baromètre, anémomètre, sonomètre enfin. Le pied est le mètre étalon. La morsure du carrelage me fait rentrer. La porte glisse sourde à ma supplique d’être déjà dehors même si mon corps le refuse encore.
La pluie qui tombe ne suffit pas à me sortir de la torpeur revenue dans la chaleur retrouvée et n’entame pas le besoin de se préparer. Les ablutions matinales sont expédiées. Le choix du moment de la douche a été fait la veille.
Ai-je encore du shampoing au bureau, à quelle heure est mon premier rendez vous, sont les seules questions que je peux me poser et secouer ma mémoire qui ne cherche déjà plus à se souvenir des rêves de la nuit.
Je plie la chemise du jour, le pantalon le caleçon et les chaussettes dans le sac prévu à cet effet. C’est la tenue de la journée.
J’enfile ma tenue de cycliste, adaptée à la saison. Ma station météo corporelle m’a indiqué le nombre de couches nécessaires. Avec près de trente cinq kilomètres par jour, mes vêtements d’usure sont ceux d’une forme à fond, et d’avoir pris l’habitude du cuissard dans mes années tout-terrains font que je me sens mieux avec.
On lace ses chaussures avec attention pour s’assurer de ne pas se prendre les lacets dans la pédale, je cale les boucles pour qu’elles ne battent pas contre les manivelles.
Les gants procèdent des mêmes choix météorologiques. Le scratch de maintien est ajusté au plus fin.
Le vélo est sorti, le cas échéant, je déplace les sacoches de celui qui m’a servi la vielle. Un coup d’oeil au fond me rassure de la présence de la trousse à outils et de la cape de pluie. Elle sert bien plus à abriter le vélo sur le parking du bureau qu’à me protéger de la pluie. Les cyclos savent qu’il ne pleut pas quand on roule.
A gauche, dans la sacoche de gauche toujours.
Viens le choix du cadenas. Le U, la lourde chaine de moto, la fine chaine couplée à la pince de roue arrière. C’est le programme du soir qui dictera mon choix. Je me projette à la fin de la journée à cet instant seulement.
Le vélo est chargé des affaires de travail et de la tenue qui l’accompagne.
Comme un pilote d’Airbus qui scanne son tableau de bord dans l’ordre écrit dans la procédure, je vérifie l’équipage, tâte les pneus. Après quelques tours de roues, j’actionne les freins, j’écoute le vélo qui se réveille aussi et me prévient d’un prochain passage sur le pied d’atelier. Et je file au bureau.
Cette fin d’hiver 2020 est une épreuve sans équivalent pour les cyclistes du quotidien. Nos montures attendent sans piaffer la fin d’un virus qui a pris nos places dans les rues. Les plus accros à leur dose ont trouvé quelques planches et des rouleaux à pâtisserie pour sentir encore leurs articulations tourner, leurs muscles se dilater. Ils gravissent les cols alpins l’œil rivé sur des tablettes numériques.
Je vais faire les courses, et c’est un évènement d’exception en cette période. Le rituel devient un sacrement. On a du temps. On n’a plus que ça d’ailleurs.
Cela n’empêche pas des remontrances. D’inconscience, d’irresponsabilité diront certains.
On se juge les uns, les autres, on se jalouse. La liberté cycliste affichée dans les rues désertées est une injure à la morale confinée.
Heureusement qu’ils y en a qui promènent leur poireau. Et ça suffit à nous faire rire.
En ces temps de lenteur de tout, le rituel du quaxing ou des courses à vélo revêt une saveur particulière. Je me concentre davantage, conscient de chaque geste, réfléchissant avant de l’exécuter.
Je remplis l’autorisation de mon honneur bafoué, j’enfourne quelques gants de latex dans la poche plaquée sur la cuisse du pantalon. Dans le blouson, à droite la partie “saine”, la partie “infectable” à gauche se complètent du nécessaire traditionnel : carte bleue, trousseau de clés. J’ai mis le téléphone en mode avion.
La liste des trucs à ne pas oublier est au dos de l’attestation.
Au sous-sol, je sors la remorque et déplie le timon qui se range en dessous. La goupille s’enfile pour verrouiller ce dernier et empêcher la remorque de basculer si son chargement venait à être mal équilibré.
Le vélo est sorti, posé sur sa béquille. Sans les sacoches, inutiles en l’absence de vélotaf, il m’est plus aisé de voir les bases et haubans du cadre, les tringles du porte-bagage. Le timon s’achève par un ressort qui permet la mobilité de la remorque et un cylindre qui vient s’emmancher sur un téton fixé à demeure sur le vélo et tenu par l’axe de roue. Le cylindre et le téton doivent être alignés pour que la goupille de blocage traverse de part en part dans les trous prévus à cet effet.
Je me dis qu’à ce stade j’aurai mieux fait de vous faire un mode d’emploi type Ikea, mais vous vous en fichez, puisque évidemment votre remorque si d’aventure vous en possédez une, est forcément différente. Mais revenons à nos moutons.
Le rituel habituel est au plus vite d’enfiler la goupille, ou plutôt le cadenas qui la remplace. Ma hantise du vol ne me quittant pas, et vu que je laisse le vélo attelé devant les échoppes où je m’arrête m’ont fait faire ce choix. Et se hâter d’avoir fait les courses.
Comme dans les meubles Ikea, il y a un sens aux pièces qu’on assemble. Et c’est quand vous arrivez à la fin du montage que l’on s’aperçoit que les trous de la première pièce ne coïncident pas avec ceux de la dernière. Vous êtes bon pour tout démonter. Avec rage ou résignation selon votre caractère.
Pour le cadenas c’est pareil, il y a un sens, qui par chance n’a strictement aucun effet sur le résultat. Il y a au moins quatre façons de le placer.
Avec le temps qui nous est offert, je ne me contente pas de l’enfiler à la vite, et choisis le bon sens. Enfin, celui qui me plaît. Ça deviendra j’en suis sûr une partie du rituel.
Ne reste que la sangle de sécurité à faire passer derrière le hauban, l’attraper de l’autre main pour la mousquetonner sur l’anneau dédié. Je suis tellement dans l’instant qu’au lieu de l’entortiller à la hâte, je m’assure que la sangle n’est pas vrillée, le mousqueton bien libre de ses mouvements.
Le bip de la porte du garage en poche. Ah flûte, je ne sais plus si je l’ai mis à droite ou à gauche j’ouvre la porte basculante du garage, et me voilà parti.
Les courses c’est un rituel que je ne vous explique pas plus, chacun à le sien, et comme l’interprétation des règles légales de sortie vire à l’expression de ses propres peurs, je ne souhaite pas ouvrir le débat qui écharpe jusqu’au sein même de la cyclosphère.
Au retour, inspiré par l’expérience inédite, je m’inspire pour ce billet, et me remémore chacun de ces matins de vélotaf qui reviendront et en n’ayant aucun doute, le rituel se reprendra, le corps se souviendra.
Je vous envie, vous qui ne vous souciez de rien, enjambez votre fidèle destrier sans y penser, partez en un instant et filez sans m’attendre.
“C’est toujours les mêmes gestes, d’abord la jambe gauche”