Le vélo est le nouveau romantisme (Ep. 31)

Dans les limbes
4 min readSep 27, 2020

La gloire de mon père

Série Twitter @renaud_epstein “Un jour, une ZUP, une carte postale”

Dans cette banlieue des trente glorieuses, chacun restait à sa place de l’ordre économique et social qui lui avait été assignée. Le progrès était pour tous, avec un bidet dans les salles de bains, un vide ordure sur la loggia, et une place de garage ou de parking attitrée à chaque logement. Les chênes avaient été préservés, et une grande pelouse interdite au enfants s’étale toujours entre les immeubles.

Tous n’avaient pas d’automobiles, et chacun restait sagement à sa place sans réclamer mieux. Il y avait un garçon de courses d’une banque parisienne, qui ne se déplaçait qu’à pied, prenant le bus puis le train.
Sa place de parking restait désespérément vide. Un affront, une forme de honte tardivement comblée. Les dimanches l’occupaient à faire lustrer ostensiblement sa carrosserie. Sa femme continuait à faire les courses à pied.

Quelques places plus loin, c’est une mobylette qui trônait au milieu d’un emplacement. Fière, pour aller à l’usine, avec son ouvrier dessus. Il décèdera des excès de cigarettes sans avoir passé son permis.

Il y avait aussi la 504 diesel qui elle restait à quai toute la semaine. Son conducteur, fumeur de cigares, rentrait titubant d’un travail de bureau. Il était comme sa voiture, long au démarrage, toussait beaucoup, consommait peu mais souvent. Une cirrhose l’emportera.

Mon père ne revendiquait rien que de vivre en paix. Pendant l’exode, il avait appris la frugalité, la nécessité de se mettre à l’abri. Il faisait je ne sais pas trop quoi dans une imprimerie à quatre kilomètres de là. De l’usine sortait des quatre par trois, dont l’un d’entre eux coupé en deux égayait les murs de notre garage. On y voyait, dans des tons azur à la gloire de la compagnie aérienne nationale, les lignes intercontinentales dessinées sur la planisphère.

La voiture familiale restait également dans son garage toute la semaine. Pour aller travailler, son vélo course lui servait de transport. Je ne me souviens pas tout à fait de sa couleur, de son style, si ce n’est les garde boues chromés, et comme une manie de la propreté, autour des moyeux, une ficelle qui lustre le métal à chaque tour de roue. Son vélo est toujours propre, entretenu dans le fond du garage où se trouve l’établi face auquel il reste de nombreuses heures.

Il rentre déjeuner à la maison le midi, dans un calme que je lui envie encore. Nous déjeunons à la cantine. Quatre années, quatre kilomètres, quatre fois par jours. On n’emmène pas de vélos en vacances. Je ne sais ce qu’est devenu ce vélo. Les miens, quand je grandis ont une seconde puis une troisième vie avec mes cousins.

Il change de jobs quelques fois, et se retrouve à Paris. Il devient un de ces banlieusards bringuebalés. Il y a encore des classes dans ce qui devient la ligne C du RER. Dans le métro aussi. En première, pour le voyage on retire son manteau qu’on dépose plié sur l’étagère en fils au dessus de sa tête.

Et puis, au début des années Mitterand il se trouve à équiper des usines, achetant des machines au fin fond de la Finlande jusqu’au PQ des chiottes.
Comme toutes les usines, elles se trouvent en périphérie des villes, à quelques encablures de la gare qui les dessert. Je le découvrirai bien plus tard, il est multi-modal.

La France continue sa désindustrialisation, et lui sa carrière. Il s’installe près de ses racines, et miraculeusement obtient la concession d’un jardin ouvrier autour d’un des forts de la région parisienne. Ça monte fort depuis chez lui. Il n’a plus que des vélos récupérés. Même ceux là ont les lui volent. Sur son porte bagage, une cagette en plastique est arrimée, et transporte chaque jour le fruit d’une terre lente, travaillée chaque jour sans phyto. Il propose à sa petite fille qui finit ses études à Strasbourg de récupérer le Dahon qu’il a conservé depuis vingt ans, depuis les usines. Remis en état, il servira à aller à la fac. Il est fier d’elle. Sa petite fille continue à faire du vélo, mais n’utilise plus le Dahon. Je l’ai récupéré comme une relique. Parfaitement révisé, pneus neufs, gaines et cables remplacées, il dort dans sa housse, prêt à l’usage pour qui est de passage.

C’est un de mes sept vélos. Il compte beaucoup. Grâce à lui je comprends mes désirs de mobilité, le soin maladif que j’apporte à mes montures.

Alors, vous que je vois vous arrêter de pédaler aux premières gouttes, aux premiers frimas, j’ai envie de vous dire d’insister, et je sais que vous y reviendrez. J’ai filé prendre soin de mes vélos, je suis parti nettoyer mes bicyclettes.

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