Le vélo est le nouveau romantisme (Ep. 37)
A l’atelier
Des plaisirs du vélo, celui de l’enfourcher et de faire tourner les jambes quelles que fussent les raisons constitue une fin en soi. En vélut pour aller faire ses courses, en vélotaf parce qu’il faut y aller, en balade, en rando ou simplement faire le tour du quartier sont autant de motifs pour gouter de cette sensation unique de confrontation à soi même.
Qu’importe le soin que l’on porte à sa monture, un jour, elle s’est usée ou déréglée et vient le moment où il faut lui offrir un peu de temps. Nombre de vélocistes, de réparateurs ambulants seront à notre service afin d’assurer cet entretien. Pourvu que l’on sache se passer de son vélo quelques heures, jours ou semaines, c’est un choix qui vous revient. Je vous exhorte a le nettoyer quelque peu avant de le confier au mécano ou à la mécana même s’il ou elle vous reçoit avec les mains sales. C’est une question de respect et cela lui permettra de mieux voir ce qui ne va pas tout en évitant que le cambouis n’aille se loger en des endroits mis à nu au démontage.
Si vous savez ouvrir ou fermer le robinet du lavabo quand vous vous apprêtez à vous brosser les dents ou comme certains, rêver à un destin présidentiel, si donc vous faites couler l’eau sans vous questionner sur le sens de rotation du robinet alors vous en savez assez pour quasiment tout régler sur votre vélo. A une exception près. Pourquoi donc se priver de la satisfaction d’avoir soi même réajusté sa hauteur de selle après que la tige ait glissé, replacer un garde boue qui frotte sur le pneu.
La base c’est de savoir désolidariser une roue de son vélo pour en changer la chambre à air perforée par l’écharde négligemment laissée sur la route par @pschtt. Ce coquin se complaît à vos malheurs sans méchanceté certes et il rira avec vous si le désagrément n’est qu’une péripétie vite oubliée parce que dans le fond de la sacoche le nécessaire est toujours présent. Attention à vérifier vos rustines avec le temps. Vous ne voudriez pas vivre la frustration pareille à l’impossibilité de perdre votre virginité par faute d’un condom devenu poreux car présent dans la trousse d’école depuis la classe de cinquième.
Vous allez vous enhardir au point de vous lancer dans le changement de patins ou de plaquettes de frein qui crissent et dont vous avez découvert avec horreur que ces objets s’usent au point d’être gourmands de la jante ou du disque.
Les tutos youtube peuvent vous laissez croire que vous saurez construire de vos mains et dans votre garage un réacteur nucléaire, mais pour remplacer une pièce d’usure du vélo c’est bien souvent suffisant. Peut-être ne saurez vous pas faire la différence entre un V-Brake et un cantilever et demander la bonne pièce au vélociste ou au site marchand vous fait peur ? Vous ne savez apprendre comme petit scarabée qu’avec un maître Kung Fu à vos cotés.
Vous pouvez alors pousser la porte de l’Atelier. Il y en a forcément un pas trop loin de chez vous. Permanent ou ambulant. Guettez dans les pages du journal municipal l’animation dédiée comme autrefois où le bouche à oreille prévenait du passage du rémouleur. Tout ce qui s’aiguise était prêt, et l’oreille se tendait au son de sa cloche et de ses cris à l’approche. Ils sont là : https://www.heureux-cyclage.org/ . D’autres existent, parfois au sein de la recyclerie, sur la place du marché ou tenus par l’asso cycliste du secteur.
Le mien est dans une rue tranquille au fond d’une cours en gravier, un grand vantail en bois comme celle d’une grange et sa petite porte avec un seuil usé par les passages et si peu large qu’il faut parfois tourner la roue avant pour faire passer son cintre. Une pancarte indique les horaires de permanence. La Rustine fêtera ses dix ans cette année.
A peine éclairé par les vasistas le premier espace présente les vélos retapés à la vente. Parfaitement alignés, les joyaux sont un peu surélevés, chaque guidon arbore un petit oriflamme où le prix s’affiche. Ils ne feraient pas la une des magazines du moment, mais tous sont en parfait état de fonctionnement, propres et brillants. Une très grande famille où se côtoient des arrière grands parents et de lointains cousins. Vous ne trouverez probablement pas d’Octalink ni de Dura-Ace et bien plus de la manivelle à clavette ou du dérailleur Huret.
Le long du mur, sur toute sa longueur de grands casiers en bois étiquetés où s’empilent les pièces de toutes sortes : garde-boue, porte bagage, manivelle, cintre, pédale, etc. Quand on vous aura indiqué le casier de la pièce qui vous manque vous pourrez entamer votre doctorat en archéologie et faire tinter le fatras du quart de mètre cube où se trouve le trésor convoité.
Sur l’autre mur, des fourches, des roues attendent de retrouver vie. Et c’est là que votre attention se porte vers les silhouettes qui s’animent. Vous quittez la nef silencieuse et d’un pas hésitant vous vous approchez de la sacristie. La porte n’est pas lourde, mais sa coulisse n’est pas sur roulement à billes. Sans point dur non plus, elle s’ouvre dans un frottement d’entre deux bois. Vous n’oserez pas l’ouvrir en grand. Juste assez pour vous faufiler à l’intérieur.
Pour peu qu’il fasse encore un peu froid dehors vous sentez la chaleur du poêle à bois et ce qui étreint immédiatement c’est l’odeur. Elle ne prend pas à la gorge, elle est suave comme une réglisse, souple comme un caoutchouc. Il y a de la patine partout dans cet antre qui semble multi-séculaire.
Vous avez hâte d’aller soupeser chacun des outils pendus aux murs avec leurs contours dessinés pour les y remettre après l’office et avant cela, c’est le silence monacal de ceux qui s’affairent en gestes lents sur leurs vélos suspendus aux pieds ou posés sur les tables de travail qui vous pétrifie. L’échine courbée sur l’ouvrage, concentré autant que pour une transplantation cardiaque, les outils de l’opération à cadre ouvert sont à portée de main. Rien ne peut les interrompre.
Sur quelques postes, ils sont deux et l’on entend à peine le murmure du secret que transmet l’un des deux à l’autre qui le reçoit en offrande. On ne sait qui professe et qui apprend jusqu’à ce qu’un des regards vous interroge.
La voix est calme et accueillante : “Bonjour” dit elle simplement
“Je viens pour apprendre”, répondis-je.
“Rentre ton vélo, tu peux te mettre là” continue-t-il en désignant un trépied libre et de retrouver son moine qui s’est interrompu le temps de l’échange.
Je m’y mets et reste badaud des autres qui s’affairent, encore moi-même interdit de mouvement.
J’ai déjà changé un cintre, une chaîne, purgé des freins à disque à la maison et tant d’autres choses. Or, j’ai besoin de civilisation, du partage avec les autres et je sens bien qu’il me reste tant à comprendre et à savoir faire. Je viens là avec mes vélos incongrus dans ce paysage : “Tiens, un Brompton, je crois que c’est la première fois qu’on en voit un ici”.
Oui, je voudrai changer la couronne du pédalier qui tire bien trop gros et m’interdit d’utiliser toute la plage des six vitesses. Comment m’y prends-je ?
Ici c’est la parole qui te guide. Celui qui sait t’oriente vers les outils à utiliser et tu les décroches de leur clou pour les porter à coté du vélo. C’est toi qui fais, qui sens la résistance, la dureté de la matière assemblée. Au mur quelques conseils essentiels sur les sens de serrage sont calligraphiés avec soin. Il te regarde faire. Tu cherches son assentiment dans ses yeux avant de faire le geste. Un “Vas-y, tu peux appuyer fort” t’encourage jusqu’à ce que l’écrou tourne et que tu jouisses de cette victoire. Plus que cinq, qui rapidement céderons. Il t’a laissé poursuivre seul et déjà tu t’imagines capable de tout.
Mais tu attendras qu’il soit à nouveau disponible pour qu’il te guide ensuite vers l’arrache manivelle qui te semblera d’abord comme un casse tête chinois avec ses parties mobiles entre elles et pourtant impossible à désolidariser. Ca se visse sur le vélo en verrue inutile de prime abord, puis quand avec clé et contre clé tu sens la manivelle glisser sur son axe une nouvelle extase te rougit les joues. Et puis tu remontes en proposant le geste inverse avant de l’exécuter. Nouvelle découverte ! Pour emmancher tu alignes et commence au maillet avant de finir avec la vis qui peine moins à rentrer qu’à sortir.
Au moment de redéposer le vélo sur le sol, une fierté immense mêlée d’inquiétude t’envahit. Il est temps d’essayer. Tu repasses la nef et la petite porte pour sortir dans la lumière du jour. Quelques tours de roue dans la rue calme te font exulter de bonheur. Tout va bien.
De retour à l’atelier, encore dans la joie et la remémoration des gestes nouveaux pour les ancrer dans ta mémoire tu ranges les outils à leur place et pensent à tous les travaux que tu voudras faire à l’avenir.
Là, j’ai appris à redresser un voile de roue, à bloquer une clé baladeuse avec des flasques pour oser desserrer un center-lock à 40Nm, user des clés à cône pour régler un jeu de moyeu et tant d’autres choses encore. Ma soif d’apprendre est telle que parfois j’écoute le conseil sur un montage ancien qui n’existe sur aucun de mes vélos.
Le marc de café aide à ôter la graisse qui s’est glissée dans les sillons des empreintes digitales et te marque de son odeur. Il est temps de rentrer à la maison.
Je n’y vais pas souvent. Dans bien des cas, je me débrouille seul à la maison. Parfois j’y fais juste un tour avec un fallacieux prétexte pour retrouver l’ambiance du lieu, les gens qui le fréquente. Il y a Kader, cadreur amateur autodidacte, qui à partir de seules pièces de récupération construit des vélo-cargos, des triporteurs et toutes sortes d’objets pédalant non identifiés qui parfois finissent à la vente. Le samedi, il y a foule et les postes de travail s’installent dans la cour au soleil de l’été. J’aide de plus néophytes aux changement d’un pneu, indique l’emplacement de l’outil recherché. On ne vient à l’aide que vers celui qui le demande. Elle est étudiante ingénieure et bénévole pour guider ceux qui ont besoin de conseils. Il a besoin d’un vélo pour aller à la fac ou au boulot. Elle retape un vélo de son grand père qui vient de passer trente ans au grenier. Le vélo ! Pas le grand père. C’est doux et sans éclats autre que celui des sourires du partage.
Quelques heures hors de la frénésie du monde.
Merci à vous qui faites de ce lieu ce que la vie devrait être.
Je croise des cyclistes qui vont prendre rendez-vous chez le vélociste et nos chemins se séparent car je file à l’atelier.
PS : j’y vais aussi parfois chez le vélociste…