Le vélo est le nouveau romantisme (Ep.42)

Dans les limbes
4 min readFeb 7, 2023

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Critique de la masse pure

Être seul sur son chemin est ce qui me convient. Avec quelques amis, point trop, jamais en troupeau. A deux, parce qu’au soir venu, quand je monte la tente et prépare le diner frugal, je vois dans ces yeux le bonheur qu’on a ensemble depuis très longtemps. Notre contemplation réciproque, nos corps serrés dans le minuscule abri de toile sont les moments qui peuplent nos rêves d’ailleurs.

Longtemps j’ai roulé seul au soir sur ma coulée verte. Sans prétendre avoir l’expérience de celles et ceux, qui totalement invisibles, parcourent les rues de la banlieue depuis des décennies, j’ai connu ce temps où le tronçon juste après le tramway n’était pas goudronné, où il n’était pas si rare de ne croiser aucun confrère, aucune consœur sur l’intégralité du parcours. A tout le moins on se connaissaient, juste un peu, parfois on se saluaient d’un hochement de tête. Et quand par une folie passagère on s’était parlés, c’était pour mieux s’ignorer la fois d’après. Pour retrouver chacun sa coulée verte. Chacun la sienne. A lui, à elle.

Au désespoir d’un transport en commun qui bloque la pendule du métro-boulot-dodo, la piste s’est remplie des vélos de vacances, remisés depuis l’été dernier à la cave, les pneus à peine regonflés qui ont ravivé l’hiver comme un air de vacances. La bombance des fêtes passées, la piste s’est à nouveau vidée.

Presque deux années sans bamboche et la piste a pris un nom de bière. Pour s’éviter le masque de cellulose non prescrit pour le pédalage, pour s’éviter le souffle proche, le contact malaisant et malodorant du tout à l’égout, les vélocistes sont dévalisés. Ça tient davantage, et l’on reconnait que trop bien les néophytes posés à l’entrée du carrefour après les zèbres, incapables de s’arrêter à la ligne de feu, toujours trop pressés. Les plus nantis s’affublent de toute la panoplie disponible. Tout ce qui s’achète est à eux. Leur vélo est électrique et vaut le prix de leur scooter désormais parqué.

Cette fois ci ça tient vraiment. La Rivoli, La Sébasto attirent comme des appeaux, du gueux en oripeaux jusqu’aux trois pièces et borsalino.
C’est plein, et ça se bouscule. Ils sont partout, ces hordes de cyclistes.

On a commencé par voir les CSP+ bardés de tous les accessoires qu’on bien su leur vendre d’habiles vélocistes. Vélo à assistance bien évidemment, équipés des sacoches les plus onéreuses des accessoiristes d’outre-Rhin, casqués, et affublés de gadgets aussi inutiles que ridicules. Ils ne peuvent se passer d’un truc à donner leur direction, quand dans leur SUV ils ignorent probablement l’emplacement du clignotant. Je les exècre à vouloir quoi qu’il en coûte vouloir aller plus vite que plus vite, à jouer de la sonnette pour qu’on s’ôte d’où ils veulent se mettre. On ne les verras pas longtemps. Ce sont-ils fondus dans la masse ? Ont-ils tout remisé à la première pluie, à la première crevaison ?

On a vu ressortir d’antiques VTT chevauchés par des sportifs pressés. Ils aiment bien avoir des lumières flash clignotantes à l’avant, au mépris des autres. La ville est leur single. Ils s’y croient seuls.

Il y a les inquiets, un peu malhabiles qui peinent à redémarrer après le feu, qui n’usent leur dérailleur que sur un seul pignon par ignorance.
Il y ceux qui pensent qu’en s’arrêtant au delà de la ligne de feu, presque au milieu du carrefour, ils repartiront plus vite. Cela n’arrive jamais. On est bien mieux, à anticiper le vert pour démarrer en douceur sans forcer et les dépasser prestement.

Cette massequ’on dit critique se fait haïr par les plus vulnérables autant que par les motorisés englués. Les cyclistes font n’importe quoi. Et quoique tentent nos hérauts des réseaux en démontrant force statistiques qu’un cycliste n’a jamais tué quiconque, notre réputation demeure détestable. que. Le peu de place qu’on nous accorde se doit encore d’être mérité.

Dans ma banlieue vallonnée peu propice aux vélos selon l’édile local, désormais dans chaque tronçon de rue à chaque carrefour que je pratique se trouve un cycliste. Ça me ravit. Un peu.

Le temps passe, la sélection dans l’espèce a du un peu s’opérer, et l’on participe désormais à davantage d’indolentes files qui serpentent liquides où chacun ne cherche qu’à rester dans le banc qui nous rend plus visibles. Cela protège des prédateurs motorisés sans pour autant que l’on sache s’éparpiller si l’un d’entre eux tentait une attaque.
Etre dans le flot, c’est un moment d’apaisement, une aspiration à laisser l’esprit vagabonder en maintenant une attention bien moins forte que seul au milieu des autos. Bien sûr on roule moins vite, parfois l’écart de celui qui précède peut surprendre, mais au fond on profite mieux.

C’est mercredi. Hier soir tous les canaux d’information ont appelé le grand froid, les routes blanchies, la N118 est fermée.

Je roule seul sur Vercingétorix.

Dans le faisceau de mes phares, la pluie projette des étincelles pareilles à la disqueuse, le bruit en moins. C’est une magie pareille aux saltimbanques cracheurs de feux. Ce soir, la route est sèche et l’étincelle se produit ! C’est du sel que crache mes pneus dans le rai de lumière. Je redécouvre ces longs moments où la coulée verte n’était qu’a moi, le temps de mon passage. Laissé aux suivants pour qu’ils savourent les même délices.

Je suis partagé. De quoi me plaindrai-je après vous avoir tant vanté les bonheurs de la locomotion à pédale que de vous voir si nombreux aujourd’hui ? Loin d’être un pionnier, j’ai goûté la solitude dans nos rues et je l’ai aimée. Une once de nostalgie avouée.

Quand je vous vois vous amasser sur le sas, je vous aurai bien proposé de découvrir d’autres chemins, et j’ai préférer filer pour rêver aux ailleurs loin des villes.

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