Le vélo est le nouveau romantisme (Ep. 46)

Dans les limbes
10 min readNov 7, 2023

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Mes nuits sont plus belles que vos jours.

Ça y est, l’heure d’hiver vient de nous assommer, et nous plonge immédiatement dans les ténèbres. C’est également la sortie d’un été brûlant et sans fin. L’heure de sommeil gagnée n’est qu’une maigre consolation de ce que à quoi on devra se résigner durant les prochains mois.

On va devoir pédaler de nuit. Pas encore au matin, mais au soir c’est certain. On enfile à nouveau le coupe-vent avec la fraicheur qui accompagne la nuit. Je compense d’avoir à me vêtir davantage par les poches que ça rajoute pour les téléphones, le badge du taf, le bip du parking et les trousseaux de clés.

Sur le vélo pas grand chose, les miens sont tous équipés de moyeux dynamos et les lumières en fonctionnement permanent. Les stickers noirs rétro-réfléchissants invisibles le jour feront leur office dans la nuit. Un baudrier pour le contraste avec ma veste sombre, celui qu’on utilise dans les grandes randonnées pour m’y croire encore un peu sur le chemin du boulot.

J’ai aimé rentrer seul sur ma coulée verte, là où elle n’est pas éclairée pour m’abstraire du tumulte de la ville, retrouver mes sens dans ce sas miraculeux de mes déplacements pendulaires. Parfois s’ajoute la pluie. Le faisceau du phare se diffracte dans les gouttes projetées devant entre le pneu et le garde boue comme une gerbe d’étincelle. Un métal liquide projeté par la disqueuse sans le fracas strident, à peine le chuintement de la gomme des pneus sur l’asphalte mouillée.

On ne choisit pas ces moments là.

Aller se plonger dans le noir est une expérience sensorielle, sensuelle, intellectuelle, joyeuse que je vais chercher avec délectation.

Sur deux planches, quand je passe quelques jours chez les amis de la montagne et qu’à l’issue de leur journée de travail on s’harnache pour gravir la montagne sur nos skis de randos, que les peaux de phoques (sauvez les bébés phoques) font crisser la neige sous le pas, que les couteaux entaillent la glace, j’halète de douleur du feu dans les cuisses et de bonheur de la montagne à nous seuls.
En haut, après une gorgée de thé brûlant et la transpiration qui s’évacue on se couvre pour la descente, on bloque les chaussures et les fixations, l’instant où l’on s’élance dans la pente est fait d’appréhension et d’excitation. La frontale est parfois éteinte pour ne se mouvoir qu’au toucher des lattes, au ressenti perturbé de la pente. Les carres mordent la neige avec délicatesse.

Sur les pédales, la sensation est plus forte. Concentré sur sa cadence on ressent comment l’effort circulaire se transforme en translation. De la cale au sol en passant par la manivelle, le boitier de pédalier qui la retient, le plateau, chacun des maillons de la chaîne qui tirent sur le pignon, l’entrainement du moyeu qui tend les rayons vers la jante et enfin la gomme du pneu qui se déforme avec la tension. On n’est qu’un avec sa monture.

Bien sûr, on n’est plus dans le paysage, et l’abime de la nuit nous enserre dans le peu d’espace que nous offre le faisceau des lampes.
Sur le bitume, on se laissera bercer par la rectitude la trajectoire et sur le retour le long du canal la cadence sera hypnotique et presque égale à celle du jour. Le décor, je le connais pour l’avoir si souvent fait.

Et puis, il y a les défis fous lancés sur les réseaux auxquels on répond “chiche !”.

A l’appel de Benoit, on s’est retrouvé une quinzaine à Malaucène arrivant de toutes les provinces prêts à braver le couvre feu. Jean Castex nous privera de la jubilation de l’interdit en le levant à peine trois jours avant.
L’équipage s’est rassemblé, s’est restauré, et pour certains un peu reposé. Minuit est passé, c’est le début de l’été. On s’ébroue pour remettre le corps en chauffe en sachant pertinemment qu’il va brûler. A l’attaque du monument pour de longues heures ascension ininterrompues. Les groupes se forment. Tout à gauche sur le groupe de transmission. La nuit est noire et seule la déclinaison de la pente qui ne laisse aucun répit. Je couperai parfois la lumière, éteindrait l’écran qui affiche le reste à gravir pour m’isoler totalement. A cinq kilomètres par heure, pas inquiétudes sauf celle d’arriver en haut. Le froid et l’humidité nous saisit à la sortie de la forêt et ce sera la seule pause pour se couvrir un peu, prendre l’état du moral de chacun. Au sommet c’est tempête, et c’est recroquevillés comme des manchots sous une volée d’escaliers aux quatre vents qu’on attendra les derniers. On part ensemble, on arrive ensemble. Ventoux Vedi Vici.

Il y a du mystique dans les alibis qu’on se donne pour passer du temps sur nos vélos. Avec L’USWR et l’USSR, le gang des licornes Amiénois a choisi des instants cosmogoniques. C’est aux solstices qu’on ira voir le cycle des marées, les marais de pré salant, les phoques (sauvez les bébés phoques).
De nuit au solstice d’été, sans voir le bucolique parcours des bords de somme pour la Sunrise qui en fait l’objectif.
De jour au solstice d’hiver. On aura profité du paysage, de la tchache en roulant côte à côte, des crevaisons qui ne manqueront pas d’arréter le groupe. Laissant l’équipage finir et rentrer, à deux on poursuit l’aventure pour cent kilomètres de plus. On aura le loisir d’admirer la côte et ses falaises, de se faire balayer par le vent sur un raccourci gravel de galets quand la nuit nous attrape peu avant Dieppe. Dans la lumière tamisée d’une pizzeria tout juste ouverte on se réchauffera en ôtant les couches humides de vêtements. Le crachin est suffisamment fort pour avoir rendu la piste humide et luisante dans les phares, pour coller aux lunettes. Comme à chaque fin d’étape le décompte des kilomètres qui s’égrène sur l’afficheur du GPS est bien trop lent. On prend garde aux barrières qui signalent les croisements avec les routes en se laissant glisser avant de relancer. Je descends sur les prolongateurs en position foetale pas tant pour aller plus vite que pour préserver la chaleur que la nuit nous dérobe. La ville où l’on dormira est déjà endormie. Les lumières des lampadaires peinent à éclairer les rues. L’hôtel a déjà fermé son bar et se trouve à peine éclairé. Il n’y a plus que la réceptionniste pour nous accueuillir. Pas même un chasseur (sauvez les bébés phoques) ou un voiturier pour prendre soin de nos montures dégoulinantes. On les rangera contre un fauteuil Chesterfield du bar. Dans trois jours c’est Noël.

Sur la route c’est paisible, dans les bois ou les sentiers la nuit est fantasmagorique.

C’est au pied de l’Ours Pompon (sauvez les ours, on n’a pas encore vu de phoques en Bourgogne) que Pierre Charles nous a donné rendez vous. Le peu de lumière qui s’accroche permets juste à chacun d’arriver. Chacun a ses éclairages devant, derrière, sur le cadre, sur le casque. le baudrier est de rigueur. La veste, les gants d’hivers et les sur-chaussures aussi.
On glisse dans la descente jusqu’au canal sans encore se réchauffer avec le pédalage, anticipant joyeusement le moment à venir sans penser au froid.
Le canal enjambé, la nuit est là à l’entame de la montée de la combe à la serpent (sauvez les serpents aussi). Le couvert du bois provoque l’obscurité totale. Les lichens qui enserrent les troncs comme un pelage font apparaitre des animaux mythologiques dans la lueur des éclairages. Les lucioles qui précèdent dans le lacet suivant sont nos congénères rassurants sur la direction à prendre à la prochaine intersection. Je connais bien le terrain. Il est lisse et fait de sentiers en graviers fins. Suffisamment régulier pour ne pas avoir à se concentrer sur le couple qu’on envoie vers les pneus et garder une propulsion sans glissement. La terre qui suit est souple sans être collante. Sans pièges c’est l’arrivée au sommet de la première bosse.
Le groupe s’est scindé en deux. Et le premier attend le second après l’unique traversée de route à la sortie du bois. Aveuglés par les lumières des acolytes, on laisse s’approcher les loupiotes dandinantes au loin qui bientôt nous rejoignent. Sans laisser souffler le dernier, alors que le froid commence à se faire sentir, la troupe se remet en route en file indienne à l’entrée du single. L’eau de mon bidon est gelée.
Je ferme la marche et devant moi, au passage d’un whoops bien prononcé, il s’arrête net. Ses plaquettes de freins changées le matin même (sauvez les plaquettes) se font la malle. Pendant que je l’éclaire et qu’il remet le tout place, le reste du groupe qui n’a pas vu la mésaventure disparait dans la nuit. Il fait vraiment froid et l’arrêt aux stands l’a fait pénétrer sous les couches de nos vêtements. Je ré-ouvre la marche du duo dans le single encore plus concentré que de jour. C’est au dernier instant qu’on devine qu’il va falloir envoyer de la puissance pour garder de la fluidité. Dans la descente rapide qui s’ensuit, le sol gelé craque sous les pneus. Les travers des deux roues m’écartent de la trace plus qu’imaginé. Le projecteur à pleine puissance ne m’offre que quarante mètres pour décider de la trajectoire. A quarante kilomètres par heure. J’attendrai mon comparse aux intersections pour ne pas nous laisser seul en cas de nouvelle mésaventure. La dernière montée ondule sur un chemin blanc carrossable avant le ravito du Lezeu. Il fait moins dix degrés. Le lieu si accueillant des piques niques de jour semble hanté. Des braseros ne réchauffent que les mains de leurs flammes dansantes. Les châtaignes grillées et le vin chaud rapidement avalés, il faut rentrer. C’est beau les Graviers de nuit.

C’est en trio que nous partons à l’aventure de Paris Strasbourg. Trois journées de cent quatre vingt kilomètres au fil d’un tout théorique tracé de véloroute et rentrer en moins de deux heures en TGV. C’est une évidence qu’on arrivera chaque soir dans une nuit déjà bien installé. Mais sur quel terrain, là est la question. Les cartes nous indiquent que ça passe, enfin le croient elles. Les journées furent belles, le soleil est souvent venu nous caresser en maintenant juste ce qu’il faut de chaleur. On roule, on mange, on s’arrête pour manger. On ne s’égare pas trop et c’est heureux car le chemin est long.
Emeline manque un peu d’expérience de tout terrain et consomme beaucoup d’énergie à avancer. Son vélo de prêt à beau être des plus adaptés, fraîchement équipé de gommes d’une marque qu’on ne citera pas (sauvez le lobby GK, il me rémunèrera peut-être), le dérailleur fera des siennes. Celui de Bastien le trahira par un double pincement simultané de chaque roue. Le mien laissera s’échapper l’air que le préventif séché ne retiendra plus. Bref, on a mécaniqué chaque jour un peu. De jour, c’est quand même plus confortable et au sec.
Au premier soir, le chemin de champ est complètement défoncé quand la nuit tombe. Plein d’ornières et de nids de poule remplis d’eau. Impossible de deviner ce qu’il y a dessous et pas plus de les éviter tous. J’ai monté des pneus aux sculptures minimalistes et je savonne dans les dévers à chaque tour de pédale. Il reste au bas mot trente kilomètres avant l’étape. C’est pas que c’est inquiétant, mais on va avoir besoin de diner avant l’hotel, et la suite est incertaine quand au temps que cela va nous prendre. Emeline, nous propose de continuer sur la trace et qu’elle finisse par la route. Ce n’est raisonnable pour aucun d’entre nous. Komoot nous recalcule une trace bitumée, on la fait passer parce qui semble être une auberge ouverte et nous voilà sur la départementale de nuit, sous une pluie froide.
A l’auberge, on débarque comme des aliens au milieu de ce qui est le repaire de fin de semaine des locaux. Ils sont hilares, bien humidifiés de l’intérieur, à jouer aux fléchettes, à draguer sans honte une touriste nordique également perdue là. Rassasiés, réchauffés on avale les derniers kilomètres avant l’hôtel et la chambre dans laquelle on dormira tous les trois.
Au deuxième soir, on a beaucoup roulé sur des chemins de halage bitumés au lever du soleil, sur des chemins cahotiques dans l’après midi. On a bricolé les vélos. Quand la nuit tombe, je suis fourbu et il y a une bosse avant l’arrivée après cent soixante kilomètres de plat. Il pleut franchement d’une pluie froide, et rouler à l’approche de la ville étape c’est emprunter une départementale sans charme qui traverse des zones d’activités. On a l’hôtel mais pas le resto. Le premier est trouvé rapidement. Le resto d’en face est prêt à nous servir. Il faut faire le tour du pâté de maison pour trouver l’abri en tôle au fond d’une impasse toute noire. A pied au coté du vélo, le moyeu dynamo ne débite pas assez et c’est à la torche du téléphone qu’on tourne la serrure, que l’on attache collés les uns aux autres nos montures qui dormiront dans le froid.
Au troisième soir, on entre sur les terres de Bastien, et il a déjà toutes les tuiles de son album Squadranini. Certaines mêmes surement en double.
Dernière pause sur les bancs de pique nique d’une écluse. J’en profite pour mettre les jambières. Le bord de canal est lisse, je me mets dans la roue de Bastien. Les bosses d’écluses sont avalées sur l’élan tout juste relancées par deux tours de manivelle en danseuse. Strasbourg c’est cyclable longtemps avant d’arriver dans la ville, et quand on finit de croiser les pendulaires la nuit est bien là, constellée des lumières de la ville déjà bien présente. Je me remémore l’épopée pour l’ancrer et suis partagé entre la joie de l’accomplissement et la fin qui s’approche. J’aurais envie de rouler toute la nuit, que notre complicité et le plaisir qui en découle soient sans fin. Pas sûr que mes jambes m’y autorise. Bastien nous guide dans les faubourg et les quatre voies périphériques bruyantes d’autos en file continue. Le retour à la ville n’est pas des plus réjouissants. C’est quand on entre véritablement dans la ville que je reconnais les avenues et les quartiers que j’ai eu l’occasion de parcourir à pied, que je retrouve l’orientation et mes repères.
Demain sera un autre jour.

De jour comme de nuit ce qui compte c’est de savourer chaque instant sur vos vélos. Je vous quitte car je dois préparer mon équipement pour les rides de nuit de fin de semaine, en gravel avec les bobos, et en VTT avec les barjots. (sauvez les bobos et les barjots)

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