Le vélo est le nouveau romantisme (Ep. 23)

Dans les limbes
7 min readJan 5, 2020

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Faut pas me coller.

Dans les années 80, le vélo n’était qu’un sport, une activité un brin surannée. Les aficionados de la Grande Boucle, pour faire durer l’exaltation de la messe télévisuelle estivale annuelle, une fois leurs prétentions olympiques ravalées, parfois simplement l’âge venant, les Raymond donc, enfourchent leur vélos et partent chaque dimanche sur les routes en troupeaux de cyclo-randonneurs.

Mon Oncle est de ceux là. Il s’appelle Joseph, il a immigré en Lorraine avec ses parents, et tient sa passion pour le vélo des origines ouvrières de son père.
Il est à la fin de sa carrière devenu un notable dans la ville de Province où il s’est établi. Sa photo est dans la gazette locale au moins une fois par semaine pour une inauguration, un évènement caritatif.

Les mondains du Lion’s Club le respectent pour son pouvoir, et le raillent dans son dos pour son penchant vers des loisirs de prolétaires. Eux jouent au tennis, sport à l’époque en cours de démocratisation. Yannick Noah n’est pas encore un beatnick chantant, et n’a pas encore gagné Rolland Garros.

Le dimanche, Joseph part avec ses potes de toutes conditions se serrer en peloton pour cent ou deux fois cent kilomètres. Il s’aère, prépare ses cuisses à l’effort des cols alpins qu’il ira gravir l’été prochain, il teste sa résistance pour ses futurs brevets Audax. A 70 ans il réalisera la “flèche pascale” une randonnée de quatre cents kilomètres en vingt quatre heures.

Je viens régulièrement passer une semaine de vacances chez lui. On descend à la cave, il me trouve un cuissard de laine qui gratte doublée d’une véritable peau de chamois bien séchée, me prête une gapette, des mitaines au dessus des doigts aérés. On remplit les bidons dans lesquels on dissout un comprimé de sodium, et une barre de chocolat dans la poche arrière du maillot siglé Peugeot.

Évidemment, je roule n’importe comment loin devant, je déboite dans la montée, je n’ai plus de souffle quand il faut enquiller. Je ne comprends rien de leurs codes, de cette hiérarchie non verbale qui en autorise certains à mener le train et pas d’autres, à scinder le groupe avec un sous-lieutenant qui devient le nouveau petit chef de la seconde division.

De fait, il n’y a qu’un truc que je comprends et qui m’amuse, c’est sucer les roues. Ce n’est pas grave si tu viens à frotter le pneu de celui qui te précède, mais c’est un sacrilège si tu viens à laisser plus de dix centimètres entre les boyaux. “Serres, serres” braille celui qui te suis dès que le faux plat montant te fait ralentir.

On ne s’étendra pas sur la démonstration scientifique de l’intérêt de cette pratique qui peut en laisser plus d’un songeur. D’évidence, c’est celui qui est devant qui résiste à la pression de l’air, vous ouvrant un passage sans moucherons dans les dents. Il y aurait aussi une dépression dans le dos de celui ci qui faciliterait votre progression.

Peu importe, dans le suçage de roue, ce qui me plaît c’est la fascination hypnotique du centimètre de caoutchouc noir que tu ne lâches pas des yeux.
La confiance aveugle dans celui qui est devant pour éviter les obstacles, gérer le tempo du groupe. On a bien en vision périphérique le mouvement du pédalier actionné par les souliers de cuir fin sanglés et retenus parfaitement par les cales pédales. Pas question de se bourrer, on ne peut absolument pas détacher les pieds des pédales. Au plus, on desserre un peu les sangles pour les descentes pour espérer dégager le pied en cas de chutes. Look, va bientôt sortir ses premières pédales automatiques, et les débats vont bon train dans le peloton.

On est à l’aube de la merchandisation technologique. le must à l’époque c’est le cadre sur mesure chez l’artisan réputé du coin. Chimano ne s’étale pas encore en centaines de pages internet, livrée en prime dès le lendemain.

Nous sommes au début du millénaire. Les raymond sont définitivement relégués au rang de has been. On n’est pas encore dans la révolution Armstrong avec ses hordes de touristes sportifs qui viennent en lycra d’hommes sandwich, les cuisses gonflées d’hormones avaler les pentes des cols comme je m’enfile des sundae.

Le hasard professionnel m’a ramené dans cette région de province. Au cours d’un week-end parti camper au bord d’un lac, on m’a testé sans que je le sache.
On me prète un VTT, cadre alu aux tubes rond pareils aux aciers, d’une section pas plus grande. Le cintre droit, les V-brake, la fourche suspendue sur des boudins d’élastomère en font un objet d’une rare modernité. Le tube central est parfaitement horizontal.

On va faire le tour du lac, on suit les single-tracks. Enfin, on n’a pas encore découvert que cela s’appelait comme ça. C’est plein de racines, je tressaute de partout, les roues glissent, mais je suis. Nous sommes de retour dans une grande pente herbeuse avec un ressaut qui me parait infranchissable.
“Ça passe” me disent-ils en bas alors que je me suis arrêté au bord du précipice.Je tente, et j’arrive en bas. Sur les deux roues, avec les noisettes élégamment disposées de chaque coté du tube chromé de la barre transversale.
Je suis adoubé.

Le vélo de mon initiation m’est prêté jusqu’au Noël suivant où j’irai choisir le mien chez le vélociste en vogue du moment. J’apprendrais à me servir des pédales automatiques, et serai le premier de la région à monter des freins à disques importés d’italie.

La bande est connue dans toute la région pour être les plus frappadingue. C’est inimaginable à l’époque de faire des back-flip, ou même de sauter plus qu’un tronc en travers du chemin. Nous ne sommes pas en montagne, mais il il y a quelques collines avec des descentes bien raides, au calcaire affleurant et bien glissant.

Peu osent rouler avec eux. Le défi est permanent. On remontera avec le vélo sur l’épaule les hautes marches des strates de calcaire autant de fois qu’il le faudra jusqu’à ce que ça passe. Epaules démises, contusions en tout genre, heure de gloire avec un retour en hélicoptère pour l’un d’entre eux. Rien ne les arrête.

Je suis comme je peux, je n’ai pas les muscles adaptés. Je bave dans le froid, je tombe dans le ruisseau alors qu’on m’avait bien prévenu qu’à cet endroit du gué il y a un trou. La graisse des billes de la roue libre gèle et fige, le pédalier tourne dans le vide. Je pisse dessus pour dégeler quelques kilomètres. La barre énergétique est une illusion, et toutes façon je l’ai mangée trop tard, elle me tord les intestins déjà torturés par l’effort. Les cuisses sont en feu, la face congelée par le froid. Le dos est maculé de boue humide et froide. Et on est parti bien loin. il faut rentrer. On a tous promis d’être rentrés pour midi, et il est déjà treize heures alors qu’il reste encore au moins dix kilomètres. On prendra le chemin de halage. Il est bitumé, plat, et nous ramène tout droit vers nos chaumières. La chaîne à droite, on ne mouline pas, on appuie. Les crampons des pneus ronronnent sur l’asphalte, le vent glacial achève de nous épuise, alors on se suce les roues.

Sans l’imposante carrure de celui qui me précède, son expérience de la course cycliste de ses jeunes années, le rythme imposé à l’énergie, j’aurai lâché. Zigzaguant à deux à l’heure, ivre de fatigue. Alors j’ai sucé, sans rien lâcher, pousser les muscles à la brûlure au petit ressaut des écluses où je perds le contact. je me suis accroché au boudin comme Kate Blanchett à son bout de bois pour ne pas sombrer. Il y aura la queue devant les supermarchés pour la sortie de la VHS de Titanic.

Vingt ans plus tard, je suis remonté sur des vélos sans autre prétention que d’arriver à l’heure au bureau. C’est long tout de même dix huit kilomètres. j’ai exhumé quelques cuissards et mon casque martelé des gamelles sur les cailloux. Par habitude, par nostalgie aussi peut-être. J’ai osé me lancer avec l’avènement du vélo assisté, et compris que c’était envisageable avec mes petits mollets.

Il y a des soirs de lassitude, de déconvenues professionnelles parfois, de froidure de l’hiver, et il faut bien rentrer. Ça contraste avec la joyeuse et guillerette promenade que nous promet la cyclosphère, et qui n’est pas une légende. Et pourtant, il y a des soirs où le coeur n’y est pas.

Quand j’arrive sur la longue portion rectiligne de la Coulée verte, rue Vercingétorix, ne vous méprenez pas ça monte, et je n’ai pas fait la moitié du parcours, et si j’aperçois un VAE à l’allure constante, au delà des vingt kilomètres heures, je prends sa roue. Et parfois même, dans un sursaut d’orgueil, sur la butte qui passe au dessus des Maréchaux, quand la piste est dégagée à l’horizon, je le saute comme Virenque déposant Ullrich avant l’arrivée à Isola 2000 après avoir longuement négocié contre monnaie sonnante et trébuchante l’autorisation de gagner le maillot à pois.

Et bien, ç’est très mal vu, et plus d’une fois celui qui me fend l’air se retourne, avec un regard inquiet et désapprobateur. Le cycliste urbain ne se laisse pas sucer la roue.
Alors j’ai une terrible envie de lui expliquer pourquoi je cherche l’hypnose de son boudin, mais je compris son inquiétude, et je le laisse s’éloigner un peu devant.

Il ne faut pas non plus sucer la roue des Scootards.

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