Lettre à Pierre
Il m’a vu naître, enfin je crois. Nos prénoms sont-ils un hasard ?
M’a-t-on ainsi donné un modèle qu’avant même que je puisse le savoir, il me fallait suivre ? Je le crois, enfin pour moi, aussi lointain que je m’en souvienne, Pierre est un astre de ma galaxie. Et moi, petite comète, je passe à intervalles réguliers sur son orbite.
C’est mon frère qui fut choisi pour être parrainé, mais j’étais évidemment présent au rituel annuel du déjeuner avec Pierre et Violette. C’est avec Jean-Mi, quasi-clone du père, que l’on cherchait à construire des machines improbables, courir les bois et échafauder des cabanes.
En ces temps d’enfance, on n’écoutait, que d’une oreille qui ne perçoit que la scansion. Celle de Pierre est lente et métronomique. Le silence se fait quand sa voix apparaît. Elle est rare, et donc précieuse.
D’une façon exceptionnelle que je ne m’explique absolument pas, nous avions, un week-end trimballé la caravane à Chavignol. Et quasi miraculeusement, c’est sur la Harley blanche, que Pierre et Violette sont arrivés. Un peu comme Livingston, retrouvé par Stanley. Y ai-je contracté l’envie du voyage à moto ? Je crois bien que oui. Le plaisir du périple, nez au vent, du déhanchement qu’imposent les virages, je l’ai lu sur son visage ce jour là. La fusion avec Violette également. Et je l’ai vécu bien plus tard sur les pistes africaines avec Cathy.
Cette fois là nous étions passés en ses terres. Le torrent de Laval est le lieu d’une nouvelle construction. Un barrage forcément. Pierre n’est pas là, mais il est convenu qu’on ne fera pas de bêtises. C’est pour ça qu’on l’attend quand Jean-Mi décide qu’on va tirer à la 22 long rifle. Pierre place le bout de bois, marqué d’une mire noire. La petite bande parcourt cinquante pas et se place derrière le tireur. Le visage est grave, du danger que l’arme procure. Nous avons compris qu’il ne s’agit pas de rigoler. Pierre s’assure que nos gestes avec l’arme s’effectuent dans les règles de l’art. Sans un mot, il nous a appris le sérieux. Il se détend quand on passe au jeu suivant. Nous, on ira boire la bière périmée trouvée dans le torrent, attablés comme des chevaliers. La table n’est pas ronde, mais on y croit quand même.
Je suis adolescent, et j’ai la mémoire des blagues qu’on me raconte. J’aime ce plaisir de la surprise, de la chute qui fait rire aux éclats. Le rire de Pierre n’est pas sonore. Il est dans ses yeux. Tout juste sent-on le délice le parcourir par cet infime haussement d’épaule. Oui j’ai trop aimé ce rire là, qui n’était qu’à lui.
Le meuble Bang & Olufsen fait tourner un vinyle de musique classique, Pierre va sans un bruit le retourner quand il se termine. On ne sait s’il écoute la conversation ou la mélodie. Je le regarderai travailler la porte qu’a dessinée Nicodim. En techniciens scientifiques, il m’explique qu’on ne peut construire une pièce qui part d’une partie fixe pour se terminer vers une partie mobile
Je suis pétri de doutes sur ce que je vais pouvoir faire de ma vie, mes parents ne sont plus un couple depuis longtemps. Je ne rêve que de rochers à gravir, trois années de prépa ont achevé de détruire le peu de confiance que je peux avoir. Il faut bien passer les concours, et l’hospitalité de la maison de Sceaux, que tant ont expérimentée avant moi, est une aubaine à proximité des lieux d’épreuves. Jean-Mi est en stage à l’étranger, Violette en vadrouille à l’autre bout de l’Europe.
Au matin, France Musique est le seul son que l’on entend au petit déjeuner. Je pars la journée le nez rivé sur la feuille de la compo à tenter de comprendre l’énoncé. C’est le mois de mai, il fait doux, et tard sur la terrasse, Pierre me parle. On s’interrompe juste pour le petit hérisson qui passe chaque soir boire une coupelle de lait. Il me parlera du danger de la montagne, de la vacuité de les gravir. Je le ferai quand même, et aujourd’hui je vois comme lui. On parlera du choix de l’entreprise. J’ai envie d’une petite boîte, il me conseillera les grands groupes. Je travaille dans une filiale d’une des plus grosses firmes du CAC40. On épluchera les patates du gratin savoyard. A ne surtout pas confondre avec le gratin dauphinois. Quoique furent goûteux ceux de ma mère et ma grand-mère. La chatte est pleine, il ne sera pas possible de les garder. Le matin suivant, Pierre a fait le nécessaire. Il est ressorti de la cave encore en pleurs. J’ai pleuré avec lui.
On s’est éloigné un long moment. En 2000 de passage à Foreyre avant le départ de la tribu Rey Baron, on ira chercher les oeufs au poulailler, on se fera expliquer l’usage de chacun des bâtiments. On rira aux éclats dans le side-car virevoltant sur le dévers du champ voisin. Pierre a le geste sûr, la puissance qu’il faut donner dans la machine pour qu’elle tourne. On l’entend rire par dessus le bruit du moteur. Mon père nous a si souvent raconté ses frayeurs dans cet engin. Que Pierre en riait. S’en amusait en roulant plus vite encore. A notre tour, enfants, petits-enfants de hurler pour son plaisir.
Peu d’années plus tard, Foreyre, nous montons le bonnet de Calvin. Tout le monde est plus soucieux du pas moins assuré de Pierre que celui de Dante qui ne l’est pas beaucoup plus. Nous arrivons dans cette petite prairie au dessus de la montagne. Chacun soufflera, goûtera le pain et le saucisson. On s’éloigne par petits groupes pour somnoler, profiter les uns des autres avec intimité. Pierre et Violette ont calé leur dos dans un recoin qui abrite du vent. Jean-Mi est assis entre eux. On n’entend pas ce qu’ils se disent, ou ne se disent pas. Le regard au loin dans la vallée dans la même direction, le cheveu agité par le vent. J’ai capté l’instant sur du papier argentique. Il résume ce que l’on sait d’eux. Chacun de leurs instants compte pour une éternité.
Diane se marie. Les dernières épreuves de santé de Pierre ne se voient pas. Ses yeux lumineux éclairent le bonheur de sa petite fille. Il ne se couchera pas le premier. Il livrera une parole pudique comme toujours.
Je ne crois pas avoir pu, avoir su lui dire tout ce qu’il m’a apporté, en quoi il a conduit ma vie. A distance toujours. A travers Jean Mi, mon grand frère, je peux prendre encore de lui.
Je le pleure, je l’admire, je l’aime, je lui dis merci.